Plaie Boy
A la une de tes fantasmes aujourd’hui, une entourloupe magistrale, un homme qui n’existe pas bien que plaqué, implacable séduction, sur le papier glacé : l’appel d’un nouveau mythe qui se conjugue au songe, qui se convoque les yeux fermés, un ange charnel que tu réfutes comme un théorème branlant, une puissante mascarade qui joue contre la vie, la tienne, et, de cela, tu en as assez, d’être le jouet des frasques de ton imagination, de t’y perdre à chaque fois avec cette délectation coupable qui te fait honte.
Et cependant, comme envoûté, tu cèdes à ses avances, cette invitation d’un regard étudié, feuillette d’un geste alerte le magazine, tourne ses pages qui te séparent de lui comme autant de paysages hostiles, villes maudites, sinistres moulins à vent qu’il faut combattre avec acharnement ; tu les parcours avec l’amère férocité de ces amants maudits qui courent derrière ces trains émouvants, ces trains incessants qui emportent au loin l’objet de toute une affection, ces trains qui fondent dans un décor, qui, sinistré, devient un désert, ne laisse qu’un monde étranger et hostile, l’immense goût du regret.
L’homme est là, qui apparaît au détour d’une page centrale, point de mire du désir qui se dénude, tandis qu’il revêt quelques vêtements dont il se veut le porte parole, l’étendard magnifique, l’avatar même d’une génération qui pleure de lui ressembler, ou de se sacrifier à lui, l’espace d’une aimable microfiction, essentielle friction. Il n’appartient qu’à toi de le déshabiller, en fermant les yeux, de l’enclore en ta galaxie, la face cachée de tes ataraxies.
Tu te souviens de lui, qu’il existe peut-être bien, enseveli profond dans le corps de certains garçons qui n’ont plus le goût de la perfection, pour en avoir été plus d’une fois la victime consentante et blême, à l’orée d’un bois, sous un pont aux ombres cruelles. Tu te souviens qu’il existe aussi, figé sur des kilomètres de pellicules, en ces continents peuplés de dieux vivants, l’Olympe des petits salauds qui font éclater en sanglots ceux qu’ils enchaînent, fatales séductions, fluides de bohème. Tu crois te souvenir qu’il existe vraiment.
C’était lui, enfin, un de ces corollaires, un concentré de testostérone, un charme moléculaire, une séduction tentaculaire, un appel qui se lit dans le regard, perdu dans un océan de vert, une virilité qui annonce les plus beaux ébats, un monde de jouissances possibles, l’esquisse même d’un Paradis éclatant, exquises miettes d’une nourriture terrestre qui fond dans la bouche. C’était lui, vraiment lui ! Il égrenait sa démarche désinvolte au Tiergarten dans un labyrinthe végétal, peuplé de garçons insistants qui fomentaient le dessein d’en être aimé une heure, l’espace d’une dégustation à deux sur une barque nommée désir. Et c’est vers toi qu’il est venu, tout naturellement, vers toi qui ne l’appelais pas.
Te saluant d’un regard franc, d’un mot, suivi de tant d’autres, engageant la plus charmante des conversations, voici cependant que tu lisais dans ses traits une tout autre histoire et cette histoire-là, étrangement, ne te plaisait pas, à mesure qu’elle se découvrait sur le parchemin de cette peau : un inexprimable, un ensemble de péripéties, quelques souffrances un peu trop humaines, sans doute, la pathétique majesté d’un doute, la valse lente du spleen et du bonheur, ces stigmates qui n’apparaissent jamais en couverture des magazines puisqu’elles trahissent la perfection. Las, ce n’était qu’un humain parmi tant d’autres, un garçon sans doute fait pour les autres, qui ne te suffirait jamais, tout juste bon à tromper l’ennui, les soirs d’alcools, d’interminables solitudes.
Soit ! Tu ne peux te résoudre à fermer ce satané magazine qui t’a happé dans ses images d’Epinal, le goût amer de l’inachevé, ce poster boy qui t’étais destiné et que tu as refusé parce qu’il trahissait une promesse que tu comprends aujourd’hui ; se pourrait-il qu’il soit enfin là, prêt à ressusciter, à s’échapper du magazine pour te retrouver, pardonnant, par ces retrouvailles charmantes, ton audace pourtant inflexible, ton refus qui semblait indélébile ? Il apparaît pourtant, têtu, sur la couverture de ton magazine. Il s’agit bien d’une invitation, non d’une imitation. Pénétré par l’odeur de l’encre, tu retrouves les splendeurs du Tiergarten et convoques sa silhouette, l’ombre charmante d’un désir perdu que tu dessines selon cette idée de perfection : la suggestion de présentation. Et c’est alors que tu fonds avec délice dans l’abandon d’un imaginaire prémédité. Ces quelques gouttes que tu répands, contre la couverture, le résidu gluant de cette folie comestible, elles ont le goût du sang.
Texte écrit le 21 mai 2012.
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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