Panique au Self
En toute princesse sommeille une ménagère qui s’ignore, mais quand est-il des reines ? Celle-ci sont des cantinières, implacables créatures perchées derrière des gamelles ruisselantes de gras, la louche à la main, le regard louche des femmes méchantes, le geste mécanique, profondément altruiste – si on le désincarne.
Comme… ce petit morceau de poulet qui n’a pas demandé à être là, décédé pour le bien-être de tes intestins, noyé dans une sauce bourbeuse au coulis de tomate chinois, un fragment de poulet qui rejoindra tôt ou tard le seuil lacrymal d’une hémorroïde fendue : tu vois quel voyage de la cantinière au selle fait ce poulet désincarné ? Qu’importe :
Reine cantinière te regarde d’un sale œil, aujourd’hui encore : elle ne répond pas à ton bonjour. Quelle audace ! Et surtout : quelle surprise… Il semblerait que tu l’agaces férocement, à lui voler son temps, réclamant ta gamelle à quatre euros vingt : sans doute fomente-t-elle d’autres destins pour sa spatule. Mais quelle image donne-t-elle au genre humain, enfin : aux métiers de service ? C’est la honte, la honte incarnée ! Sans doute gagne-t-elle le SMIC, ou un peu plus ; ne pense-t-elle pas qu’une analphabète notoire puisse prendre sa place ? Nul besoin d’avoir fait prépa HEC pour servir la plâtrée à des endimanchés !
Et pourtant, c’est la reine, Reine cantinière, maîtresse absolue en son royaume. Boudinée dans sa veste de chimiste au rebais, débordant de graisse derrière ses plats surgelés dégorgeant l’huile de palme, c’est la Reine et tout indique qu’elle te déteste, pusillanime employé d’un service ennuyeux, blatte sociétale d’une société banale.
Cette fois, c’en est trop !
Panique au self, tu te soulèves, tu t’insurges, tu lui dis, droit dans les yeux : et bien merde, un peu de politesse, ce serait pas trop demandé ! Une version expurgée de toute insulte, et cependant comprise comme un blasphème total, un soulèvement populaire intégral auquel il n’est pas possible d’opposer l’indifférence : ça non !
Le pire arrive, bien plus amer que ces endives : un râle obscur et profond sort du chaudron qui lui sert de bouche, l’écho d’une caverne, un cavalcade de pets sonores dans un canyon : elle vire au rouge, se fige et bouge, à peine. Mais comment donc mon bon monsieur osez-vous me parlez de la sorte, moi qui vous sert chaque jour, de l’entrée au dessert, mais comment donc osez-vous hein ? Je vous donne la double ration, alors que vous êtes pachydermique ! Vous suez tellement que je vous épargne toujours le piment. Mais comment donc mon bon monsieur ? Je suis choquée par vos propos. Rendez-moi votre assiette : il est évident que vous ne méritez pas votre ration. Vous ne méritez qu’une chose : que votre assiette soit aussi dégarnie que votre crâne de piaf ! Allez hop, au suivant.
Sa nouvelle assiette, il la contemplait consterné, ébahi… ce pauvre monsieur vers qui convergeait tous les regards, humilié du tonnerre de rires, le souffle court. Quelle fracassante injustice, alors qu’il ne demandait qu’une chose qu’au fond nous méritons tous : le respect. Hélas, le temps a bien plus de valeur que les usages surannés de la politesse ; voila pourquoi désormais sa ration est divisée par deux, une punition toujours plus agréable qu’un licenciement, ou une injonction fort appréciée des reines les plus autoritaires : qu’on lui coupe la tête !
Au fond, on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Sur ce, je vous souhaite un excellent appétit.
Texte : concocté le 9 juin 2012.
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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août 17th, 2012 at 11:40
Au moins les voir, c’est déjà quelques choses (bien que les plats qu’elles servent n’offrent jamais une grande concurrence)
Grâce à ce texte ou à cause, comme tu veux, je ne verrai plus les cantinières de la même façon.