Mystique du Charlatan
Je suis allé à la clinique pour m’acheter un nouveau corps car voyez-vous celui-ci ne me convient plus : il est d’occasion et ne tient plus vraiment la route. Après quelques verres, voici qu’il vacille, dodeline : manquerait plus qu’il s’abîme sur le macadam souillé. Avec les femmes, n’en parlons pas.
La nuit, il se réveille souvent, l’angoisse au ventre, le sexe gonflé : il demande quelque chose qui n’existe pas, qui n’existe plus. Une vérité qui mène à la tristesse, presque un aveu d’échec, sur fond de matin gris. La petite pilule bleue ne résout pas tous les problèmes.
« Vous le voulez comment, ce nouveau corps ? Un peu plus grand, plus fort, un peu plus… frais ?
– J’aimerai… une love machine.
– Je ne comprends pas.
Silence et langue qui claque.
– Des idées quant aux mensurations désirées ?
– 90, 60,90 ?
– C’est pour les femmes ça, ou pour les bouteilles d’eau minérale. Peut-être devriez-vous le dessiner, ce corps que vous désirez tant ?
– Le dessiner ? Je n’ai pas envie de ressembler à un Picasso. Vous n’avez pas un catalogue plutôt, un catalogue où l’on pourrait choisir ? Ou mieux, un logiciel qui permet des retouches en temps réel ?
– Notre système informatique est (comme vous) en panne. »
Je ne pensais pas demander la lune et pourtant si. A croire que la science-fiction n’a rien d’une science. Et qu’elle n’est fatalement que fiction. Il me fallait concevoir une maquette de moi-même, nonobstant les dimensions ou… revenir le lendemain, avec un exemplaire des 3 Suisses, un catalogue de fripes, tout ça pour se faire défriper.
« Vous revoilà aujourd’hui, pimpant et décidé. Montrez-moi l’objet de votre convoitise.
– Je ne suis pas homosexuel.
– (Heureusement pour eux.) Montrez-moi à qui vous voulez ressembler.
– Je voudrais la tête de celui-ci, avec les cheveux de celui-là, les épaules de ce monsieur, ce torse-là, ces abdominaux saillants, là, pages 512, les jambes de celui-ci trois pages plus loin. Attention à ne pas se tromper de page, car sur les autres pages les jambes de ce modèle ont l’air moins musclées. Ca fait chapon et pas coq vaillant. Pour les pieds, vous faites comme vous voulez, je n’enlève jamais mes chaussettes de toute façon. Pour ce qui est du phallus, c’est en page 442, mais j’aimerais bien qu’il fasse moins plastique, vous comprenez ? En revanche, s’il pouvait vibrer, ce ne serait pas du luxe.
– (En gros, vous ne voulez pas du Picasso mais du Picabia ?). Oui, je comprends. J’ai le plaisir de vous apprendre que tout cela est possible.
– Parfait. Et ça fera combien pour avoir ce sex appeal ? Surtout n’ayez pas peur quant à votre politique tarifaire, j’étais politicien, je suis très au fait quand il s’agit de « baiser les gens ».
– Avant de vous annoncer le prix, je souhaite préciser que suite à ces nombreuses opérations, vous passerez environ un mois si ce n’est plus enveloppé comme une momie.
– Comme je vous l’ai dit, j’étais politicien, j’ai passé de nombreuses années à ne rien faire, prisonnier dans un bureau. Ca ne me dérange pas d’être placardé dans une chrysalide et laissé à l’abandon dans une chambre de clinique, surtout si j’ai une télé à écran panoramique. Je regarderai la comédie française sur LCP. Et puis, les infirmières viendront me tenir compagnie. Sont-elles charmantes vos infirmières ? Ou bien gagnent-elles le SMIC ?
– (…) Parfait, et bien nous pouvons convenir d’un rendez-vous la semaine prochaine pour décider des formalités. Adressez-vous à l’accueil pour le jour et l’heure. D’ici là, je vous enverrai un devis par la poste. Cela devrait faire environ … (Nous ne dévoilerons pas le prix pour ne pas tenter le lecteur, car homme qui lit n’est pas joli.)
– Très bien, cela me semble être raisonnable et surtout, c’est toujours moins cher qu’un cercueil quoique le cercueil, quand on se débrouille bien, on peut se le faire offrir.
– …
– Au revoir.
– Au revoir Monsieur (…). »
Bien sympathique ce chirurgien, j’espère qu’il le sera tout autant quand je serai au bout de son scalpel, nu comme un vers et vulnérable, suspendu à des machines froides et dispendieuses. Bien que la nature humaine soit totalement vérolée (l’homme est avant tout un animal politique), nous n’avons pas toujours conscience du pouvoir parfois absolu qui file entre nos doigts boudinés : n’est-il pas vrai, au fond, qu’anesthésie rime avec euthanasie ?
Texte pondu le 20 décembre 2013
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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