Lucille : Amour et Croc-en-jambe
Il est difficile, la nuit, de différencier les putes des citadines qui attendent, aux arrêts de bus, qu’on passe les prendre. C’est ainsi que j’ai rencontré Lucile, une fille pas très lucide, à la recherche de son chat, à condition qu’il n’ait pas de poil. L’effet minet, vous connaissez ?
Lucile les aimait jeunes, vierges quant à la vie, friables, malléables et en tout en point aimables, attitudes et sourires : qu’elle puisse les aimer à l’amiable malgré l’adversité. Je les aime innocents, ou princes des contes de fées.
Ces hommes un peu bâtards qui vous considèrent comme de la viande, j’ai déjà donné, dit-elle, faisant la moue. Ils m’ont secoué l’utérus, puis se sont enfuis dans la nuit moite, le sexe encore poisseux de mes caresses. A peine m’ont-ils laissé leur numéro de téléphone.
Séduit par sa plastique plus que par le plomb de ses paroles, je l’ai invité sans plus attendre à boire le thé : c’est mignon, un tantinet suranné. Galanterie oblige, je me suis excusé : mon appartement est en vrac mais fais comme chez toi. Nous partagerons sans doute une intimité plus étroite et, si je suis bon escroc, tu me diras même je t’aime.
*
Habile, le jeune homme dessinait des mensonges dans le théâtre d’ombres : de ses doigts fougueux, il brodait des poèmes en l’honneur du chaos, imprimait, sur sa chair encore tendre, les stigmates de la mélancolie. Eprise, et prise au piège dans cette tempête nébuleuse, aux confins des galaxies inexplorables, Lucille se mit à imaginer un lendemain, un autre lendemain, à s’écrire ab imo pectore une histoire délicieuse.
Quelques rêves plus loin, molestée par la stridente sonnerie d’un horrible réveil, le corps ankylosé, douloureux, Lucile, qui n’était plus seule, caressait le fantôme de son amant, incurvé dans le matelas : où donc était-il parti ? Elle avait aux lèvres le goût sucré du jasmin et, dans le cœur, la promesse écœurante d’un numéro à neuf chiffres.
Illustration : Couple avant la Procréation. Encre de chine, juin 2013.
Texte pondu le 13 janvier 2014
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
Superbe et admirable texte.
Pauvre Lucile !
Elle finit toujours seule avec un numéro de téléphone, griffonné à la va vite sur un papier, paraphe qui rompt le contrat amoureux.
Gageons que son téléphone restera muet et qu’elle n’osera pas appeler, de peur d’entendre des mots de rupture définitive.
C’est courant ces derniers temps.