Enfant, tu voyais Saturnin flotter sur l’ondée savonneuse de ton bain, placide conquérant de tes petites épopées ; séduite par son apparente liberté, tu le suivais du regard, le faisait plonger avec délectation dans la mousse duveteuse, avec le regard émoustillé des enfants qui, enivrés, se découvrent les pleins pouvoirs.
Les peluches colorées, qui veillaient sur toi la nuit, effrayaient les croquemitaines par cette gentillesse exacerbée, n’exerçaient plus cette fascination sur toi. Quand bien même étaient-elles douces, placides et accueillantes, elles n’avaient plus ta préférence : une à une, tu les as fait disparaître dans l’eau, pour finalement les ignorer, enterrant chacune d’entre elles dans des boîtes à chaussure. Un doux génocide.
Jeune fille, tu regardais Saturnin avec cette nostalgie sirupeuse qui donne à la vie une couleur douce amère : déjà vieux et désoeuvré, il flottait sur l’eau avec la molle vivacité d’un gastéropode. Il était mieux, sur le rebord de la baignoire, à te lorgner de ses yeux tristes. C’est que l’implacable Duckie te souriait dans d’étranges vitrines ceintes de plumes et de métal, avec des couleurs bien plus vives, un rose à l’avenant. Exit Saturnin ; et vive l’excitation de la nouveauté.
Le vaillant Duckie avançait fièrement devant toi, comme pour t’attaquer, avec son moteur trois étoiles : la frayeur de la première fois céda à la stupéfaction, la stupéfaction au plaisir, le plaisir à l’habitude et, très vite, une armada de Duckies flotta à ta rencontre : canards roses, rouges, à petits cœurs, jaunes et blancs, déguisé en père noël, en rockeur… une vraie famille que tu ne manquas pas d’adopter pour ton plus grand plaisir, force de l’avoir mis à l’essai dans les flots écumeux.
Dominée par ces rutilants palmipèdes dans ta baignoire désormais étroite, ton imagination fertile les invitait à te rejoindre un par un dans le monde des rêves ; ils paradaient dans ton esprit, dodelinaient en cancanant, pour le plus grand plaisir de ta chair qui convulsait sous l’assaut entêté de ces becs affamés. Très vite, ils prirent possession des lieux : juchés sur les meubles, aux quatre coins de la chambre, ils t’observaient tranquillement, te dévisageaient, tout sourire. Il te sembla même qu’ils échangeaient parfois leur place, à ton insu, pour multiplier les points de vues.
Certaines de tes amies s’étonnèrent de cet exode pas franchement rural, lequel suscita quelques interrogations très vite mises sur le dos bosselé de l’originalité. Quant à tes parents, sans doute un peu vieille école, ils ne se doutèrent pas un seul instant des avancées faramineuses de la technologie ! A dire vrai, ils s’en félicitaient : il existait des collections bien plus moches, et surtout bien plus onéreuses que celle-ci !
De ton côté, tu ne t’inquiétais pas, parfois – de plus en plus souvent – de trouver quelques gouttes de sang, sur les draps, le matin. Rien de très alarmant, au demeurant ; il pouvait s’agir de menstrues ou d’un somnambulisme un peu entêté : il arrive que les rêves rejoignent la réalité. Et cependant, les canards prenaient vie, chaque nuit, pour te dévorer de l’intérieur :
C’est de ta chair désormais blême qu’ils se nourrissaient, du grain exsangue de ton épiderme, de tes précieux organes déliquescents délicatement offerts. Repus de l’exquise et luisante cyprine, ils se délectaient chaque nuit de ce véritable festin qui t’épuisait chaque jour davantage, jusqu’à ce que la mort vienne te saisir : atroce hémorragie, un océan de sang sur lequel coagulèrent ces vaillants ansériformes, une collection quelque peu envahissante.
Serait-ce, dans cette charmante maisonnée devenue le théâtre de phénomènes étranges, la fin du règne despotique de ces palmipèdes fantasques qui trônent fièrement dans les salles de bain les moins nobles de France et de Navarre et s’invitent, parfois, sur l’eau écumante de nos bains bouillants ? Et bien oui, la fin, je le crains, une fin comme on les aime, triste et violente, mais le début d’une tout autre histoire, de nouvelles séquelles : par centaines, les canards migrèrent dans d’autres maisonnées, prêts à conquérir le monde et le cœur pantelant, toujours alerte, des petites filles à l’imagination douteuse.
Texte pondu le 7 avril 2012.
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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