L’Ange à Dîner
Douce soirée chez les McNuggets : monsieur trône paisible sur son fauteuil moelleux, lisant le journal à la lueur d’une tiffany quand madame s’active en cuisine, pour le plaisir de tous leurs sens : tel est son royaume, dont elle ne s’échappe que pour aller au supermarché, ou visiter ses amies, quand ces dernières, victimes du cancer sous toutes ses formes, investissent des chambres d’hôpital. Elle leur apporte des macarons : elle sait qu’on y mange mal, dans les hôpitaux. Soudain, sa tête dépasse l’encadrement de la porte : elle a une déclaration à faire : la présence, ce soir, d’un invité mystère.
« Chéri, j’ai invité Luka à dîner, nous mangerons chinois : beignets de crevettes, crevettes sauces piquantes, nougats chinois et litchis. »
Visiblement dérangé par cette intrusion plus que par cette révélation, Monsieur McNuggets s’enquiert de savoir quel est ce visiteur inattendu : il ne semble pas que ce nom appartienne à un membre de sa descendance, ni même qu’il ne s’agisse de celui d’un ami quelconque. Mais à son âge, il est difficile de se souvenir avec exactitude de tous les prénoms. Et les visites se font rares, de plus en plus rares : plus vous approchez de la mort, et plus l’on vous oublie.
« Luc A ? Luc à qui ?
– Luka Magnotta !
– Je ne vois pas qui c’est ! Notre nouvel agent d’assurances, pour l’assurance vie ? Il ne faudrait pas qu’il nous arrive malheur avant de signer les papiers !
– Mais non, notre assureur s’appelle Vladmir quelque chose, pas Luka. Tu perds la tête !
– Ca ne me dit toujours pas qui c’est.
– C’est notre voisin. Tu ne vois pas toujours pas ?
– Je ne lis pas les noms sur les boîtes aux lettres, tu imagines bien. Je préfère l’annuaire pour ça, c’est plus exhaustif et l’on trouve parfois des noms bien ridicules. Heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon l’annuaire serait vide. Enfin, qu’importe… Dis-moi plutôt à quel étage il se trouve, ce Luka.
– Son nom est Luka, il vit au deuxième étage
– Son nom est Luka, il vit au deuxième étage
– Ca me dit rien. Mais alors rien du tout.
– Mais si, il est à croquer !
– Il n’y a pas une jeune fille au deuxième étage qui a un nom qui sonne italien aussi, Karla, quelque chose comme ça ?
– Quelle jeune fille ?
– Tu sais, la grande brune, toute fine, avec un visage tout fin et des jambes longues comme infinies. On dirait une poupée de porcelaine. Elle doit être mannequin. Ou bien actrice : on dirait qu’elle est sortie d’un poste de télévision. Ou d’un bloc opératoire. Tu vois pas ? Le genre à être opérée par McNamara et Troy.
– Ca ne me dit rien. Elle se cache derrière quelle porte ?
– Celle de droite, je crois. Elle ne sort pas souvent, tard le soir. Elle est toujours bien habillée, j’imagine qu’elle va à des réceptions.
– Celle de droite, je crois. Elle ne sort pas souvent, tard le soir. Elle est toujours bien habillée, j’imagine qu’elle va à des réceptions.
– Je ne vois pas qui c’est !
– Alors, c’est sans doute le jeune homme d’à côté, Eric Clinton Newman, je crois. Je ne l’ai jamais vu, il me semble. Il n’a pas l’air d’être souvent là. Et heureusement, parce qu’il a des goûts musicaux fort douteux !
– Non, il ne s’appelle pas Eric. Son nom est Luka, il vit au second étage. Il ne devrait pas tarder d’ailleurs. Il m’a dit qu’il aimait manger chinois. J’espère qu’il aimera ce que j’ai préparé. Tu verras, il est charmant. En plus nous avons un point commun : lui aussi, il adore les chats. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. »
Quelques minutes plus tard, une sonnerie : celle de la porte d’entrée. Et derrière, Luka, caché sous des lunettes de soleil, un accoutrement négligé qui ne lui ressemble guère : on aurait dit qu’il sortait d’un mauvais rêve et qu’il n’avait guère pris la peine de s’habiller. C’est à peine si Madame NcNuggets le reconnut : il avait l’air grave, préoccupé, traînant derrière lui une imposante valise.
« Qui y a-t-il mon enfant ? On dirait que vous avez vu un mort !
– Je suis désolé Madame McNuggets pour le dîner de ce soir, mais je dois prendre l’avion de toute urgence : ma grand-mère, elle est mourante.
– Oh mon Dieu ! Je suis désolée de l’apprendre ! Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?
– Pourriez-vous poster ce colis pour moi, dans une dizaine de jours, s’il vous plaît ? C’est important. »
– Je vous le promets.
– Je vous dédommagerai des frais d’expédition à mon retour !
– C’est inutile, voyons Luka, n’y pensez pas et partez l’esprit tranquille.
– Merci Madame !
– C’est tout naturel. J’espère que tout ira pour votre grand-mère. Prenez soin d’elle, et de vous.
– Au revoir !
– Au revoir. Faites attention à vous. »
Inquiète, consciente, par un étrange pressentiment, que plus rien ne sera jamais pareil, elle referme lentement la porte, une fois la silhouette du jeune voisin disparue dans l’escalier. Puis, troublée par cette singulière expression qu’il avait sur le visage, une sorte de peur désincarnée, elle pose machinalement le colis, un peu lourd à son goût, sur le meuble d’entrée.
« Qu’est ce qu’il a dit ? Interroge son mari, qui n’avait pas décollé des pages de son précieux journal, bien plus intéressant à son goût.
– Mauvaise nouvelle. Il ne pourra pas manger avec nous ce soir, il doit partir de toute urgence pour voir sa grand-mère malade. Quel petit fils exemplaire ! Un ange ! Ca fait au chaud au cœur de voir ça !
– On ne mangera pas chinois, alors ?
– Si tu veux mon amour, on ne mangera pas chinois. J’imagine que tu préfères les restes de tête de veau de ce midi ?
– Oui, tu sais bien que je ne me lasse jamais de la tête. »
Texte ciselé le 8 juin 2012.
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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Anonymous
juillet 5th, 2012 at 8:08
Excellentissime ! A quand une version plus longue <3
juillet 5th, 2012 at 8:25
Avec plaisir : belle sélection de photos. Et merci à toi 🙂
juillet 5th, 2012 at 8:28
Un jour peut-être, au détour d’un futur roman ou d’un recueil de nouvelles 🙂 Ou pas. En espérant que d’autres billets vous plaisent, illustre inconnu
Merci de t’être inscrit à mon blog! Bon week-end