El Chupacabra
Non loin de Mazamet, au pied de la montagne noire. Juin 1998.
Nuit d’encre sur la ferme, pluie à torrents qui lave le sang d’une chèvre : Clodette. Recroquevillée comme un fœtus, elle a deux trous pourpres au côté droit et git dans l’aube blême, ignorée de ses pairs, les yeux révulsés. Un homme, piétinant dans la boue, s’en approche et comprend vite, à sa posture, qu’elle n’est plus de ce monde. A son poil gris perle, il la reconnaît instantanément malgré la souillure de la terre humide.
« Pas encore ! » s’excite Marcel, qui ne s’attarde pas sur la dépouille livide. D’un pas pressé, il s’engouffre dans sa masure, emporté par la colère, une envie irrépressible d’en découdre.
« Il a encore frappé ! » hurle-t-il, réveillant la maisonnée, égrenant ses cris de pièce en pièce jusqu’à rejoindre la Josette dans la cuisine.
« Cette fois, il a tué Clodette ! Clodette est morte ! Morte !
– Qui il ? balbutie la Josette, comme sortie d’un rêve cotonneux et réveillé par les grouinements de son mari alors qu’elle dresse la table pour le petit déjeuner.
– Le loup, s’énerve Marcel, qui prépare son fusil.
– Tu sais bien que la police nous l’a certifié : il n’y a pas de loup dans le Tarn !
– Pas d’loup, et alors qui tue nos chèvres ? Nos voisins ? On n’a pas d’voisin ! Et puis t’as pas entendue la tempête cette nuit, aucun homme sain d’esprit ne s’aventurerait ici ! Faudrait vraiment être taré.
– Ben, c’est p’t-être ça, c’est p’t-être un fou ! C’est plus probable qu’un loup, Marcel, c’est ce que dit la police, bredouille la Josette en faisant chauffer une casserole de lait.
– La police, ils y connaissent rien ! Y’s bougent pas ! Si c’était nous ou nos enfants, ils feraient p’t-être quelque chose mais là, on peut pas laisser passer ça !
– Et tu vas faire quoi ? Chasser le loup de bon matin ? ironise la Josette qui surveille les frémissements du lait.
– Oui, j’vais faire une battue avec Claude !
– Laisse le donc dormir le p’tit. Il doit travailler pour son bac, c’est important !
– Important, important ? Tu vas ouvrir les yeux quand ? Quand on aura plus d’chèvres ? s’énerve Marcel, plus empourpré que jamais. Sylvie et France sont déjà mortes. Il t’en faut plus ? Une chèvre par mois ? Tu sais ce que ça nous coûte ? Ce qu’on perd ? Non, t’en sais rien, femme ! Mais quand tu n’auras plus de fromage à faire et à vendre, là, tu vas comprendre. Réveille le p’tit ! »
Profil bas, la Josette s’exécute : elle sait qu’il faut toujours aller dans le sens de Marcel. Il a le vin mauvais, la rancune tenace : si elle n’obéit pas, ce soir, après quelques verres, elle subira ses remontrances et risque de recevoir une bonne trempe. Ici, sur la montagne noire, personne ne la défendra.
Elle a déjà pensé tout quitter, la Josette, mais ce n’est pas possible avec Claude et Chantal. A part vendre ses fromages au marché et tenir la maison, la Josette, elle sait rien faire du tout. Elle serait mal vue au pays : on l’appellerait la catin, comme ces quelques femmes qui osent quitter leur mari, et finissent seules, détestées. Que deviendraient-ils ? Elle sait juste qu’elle doit penser à eux. Elle, c’est pas si important, au fond.
Faisant abstraction de l’agitation de Marcel, elle prépare les chocolats chauds, beurre quelques tartines avant d’aller les réveiller, plus fidèle qu’un réveil matin. De ses petites mains calleuses, elle les secoue gentiment. Elle se remémore quand elle les berçait, petits, avant qu’ils ne s’endorment. A cette époque, elle chassait les croquemitaines, à grands coups de conte de fées. Souvenirs d’une autre vie où ils étaient heureux.
Lorsqu’ils aperçoivent leur père fulminer sous sa parka, omettant le petit déjeuner au profit d’un sac et de son fusil, les deux adolescents, à peine réveillés, comprennent que quelque chose s’est passée. D’ordinaire, il est plutôt calme le matin, le Marcel : il ne picole qu’après dix sept heures !
« Qu’est-ce qu’il y a ? demande Chantal, inquiète devant le visage contrariée de sa mère.
– Clodette est morte, se désole la Josette, chagrinée d’apprendre cette dure nouvelle à sa fille, elle qui adorait cette biquette toute grise qu’elle avait aidé à mettre au monde.
– Je vais la venger, tonne Marcel, écume aux lèvres, le regard dur. »
Faisant fi du flegme de Claude, peu concerné par l’exploitation, et des pleurs de Chantal, Marcel s’agite en tous sens et crache au loup. D’un geste emporté, il s’empare d’une miche de pain, la fourre dans sa besace puis somme Claude de s’habiller au plus vite pour le rejoindre.
Délaissant le petit déjeuner, toute la famille se réunit autour du cadavre de Clodette : Chantal, cramponnée à sa mère, redouble de larmes, Claude semble ailleurs tandis que Marcel ne décolère pas : ses lèvres tressautent, mues par l’immense violence qui bout à l’intérieur de ses entrailles chaudes, cette envie de vengeance contre laquelle il ne peut guère lutter. En tuant une à une ces chèvres, cette saleté de loup s’en prend à sa famille, la dévore peu à peu.
Perdu dans ses pensées, Claude n’a franchement pas envie de subir cette battue inutile. Tant bien que mal, il essaye d’argumenter pour rester à la maison travailler : quel meilleur jour que le dimanche pour ça ? Hélas, les révisions, son père, il ne connaît pas, à part celles du tracteur. Têtu comme une bourrique, il ne veut rien entendre, alors, il ose, Claude, quitte à se prendre une baffe. Il avance sa petite théorie devant le cadavre de Clodette, quitte à ne pas aller dans le sens de sa figure maternelle. Marcel déteste être contredit et surtout pas par un petit malin de feignant ! Ca, il a des bonnes notes oui, mais pour les travaux à la ferme, c’est zéro. Il y connaît rien de rien.
« Ce n’est pas un loup, se hasarde l’adolescent avec ce petit air pédant que désapprouve son père. Clodette aurait été dévorée. On ne voit pas de sang. Elle est morte autrement. Sa position est bizarre, aussi, vous ne trouvez pas ?
– Oui, un loup l’aurait bouffé ! Elle est intacte, constate la Josette en caressant le poil de la bête. Tu vois, ajoute-t-elle, pas une marque, rien. Elle est sûrement morte de peur avec la tempête. Fallait p’t-être pas laisser les bêtes dehors ? Je t’l’avais…
– Mes biquettes, hors de question qu’elles vivent enfermées, je te l’ai déjà dit ! »
La Josette s’enferme aussitôt dans le mutisme, comprenant son erreur, tandis que Marcel, plus furieux que jamais, les toise, les uns après les autres, et fulmine. Cette bande d’empotés ! Toujours à pinailler ! Ce loup, il va le trouver ! Avec ou sans eux. Il leur prouvera qu’ils ont tort. Il s’en fait la promesse ! Ce soir, il reviendra avec un trophée.
C’est alors que Chantal, dont les yeux ne se sont jamais détachés de sa biquette préférée, cesse de pleurer et pointe le cou de l’animal de son index.
« Regardez, on dirait des traces de vampires ! »
Claude et la Josette partagent un regard étonné à cette découverte qui, visiblement, ne désarçonne pas Marcel et, pire, le conforte dans ses idées :
« Des vampires, faudrait p’t-être arrêter de regarder la télé. Ca vous atteint au cerveau ! Si c’est des crocs, c’est qu’c’est un loup. C’est une preuve ! Vous allez rester là à rien faire ? Moi, j’y vais, le loup ne va pas m’attendre, plus l’temps passe, plus il peut être loin !
– Comment que tu vas l’retrouver ce loup ? demande la Josette, la montagne est immense !
– L’instinct du chasseur. Je sais qu’il est pas loin. J’le sens ! Bon Claude, ordonne Marcel, tu viens ou tu attends l’déluge ? »
Mais Claude ne bouge pas : quitte à oser, autant tenter le tout pour le tout, et résister. Car Claude n’a pas envie de passer son dimanche à chasser un loup invisible avec son père, qu’il déteste de plus en plus alors que les années passent.
« Quel empoté de fils, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Tu m’déçois Claude ! Tu n’veux pas venir avec ton père ? Qu’est-t-il arrivé au petit garçon qui allait à la chasse avec moi ? Tu me dégoûtes ! Reste avec les filles alors. C’est ce que t’es : une fillette ! »
Claude baisse les yeux, honteux. La Josette et sa fille restent bouche bée devant le cadavre, tandis que Marcel sème d’une voix caverneuse ses ordres :
« La Josette et Chantal, vous ferez la traite avant d’aller à la messe. Toi Claude, tu enterreras Clodette, pas loin de France et Sylvie. Tu me fais honte, t’as intérêt d’avoir ton bac ! Après ça, j’veux plus te voir, tu m’entends ? »
Sans attendre de réponse, hochements de tête résolus ou acquiescements timides, il décampe dans la brume obscure qui nappe la montagne, ce monde étrange qu’elle renferme, dissimulé aux yeux des hommes. Et disparaît peu à peu aux yeux des siens, qui rivent leurs yeux tristes sur l’horizon gris.
Des menaces, toujours des menaces : elle résonnent en chacun d’eux, encore. Claude se dit qu’elles sont préférables à des coups car Marcel les noie dans le vin, les oublie : elles ressurgissent parfois, de temps à autres, au confluent d’une discussion emportée, sur l’avenir de l’exploitation, de la famille, un avenir que Claude met en péril en renonçant à cet héritage maudit, avec sa volonté d’aller à la ville.
Pour l’heure, tandis que Marcel entame son long périple à travers bois, Claude, la Josette et Chantal partagent un petit déjeuner silencieux, mortifère : le lait a presque un goût de sang, les tartines écœurent. Les silences, pesants, ne valent pas de l’or, mais du plomb, du plomb qui les traverse. C’est une famille abattue, presque fantôme, qui se réunit chaque jour devant cette table.
Ce matin, pour la première fois de sa vie, Claude goûte le café de la Josette, dans lequel il a toujours imaginé le breuvage du passage au monde des adultes, un rituel qu’il a toujours repoussé, jusqu’à ce jour. Ce jus de chaussette l’enchante. Il en savoure chaque gorgée. S’enivre. C’est le symbole de sa résistance à cet homme qu’il déteste plus que tout.
Alors, enchanté par les vagues de chaleur qui titillent ses narines, il se plaît à imaginer sa douce matinée sans lui : il enterrera à contre cœur Clodette puis, quand sa sœur et sa mère iront à la messe reposer leurs esprits agités, il se posera sur le canapé. Après avoir inséré sa VHS favorite dans le magnétoscope, il découvrira pour la énième fois son épisode préféré d’Aux Frontières du Réel, saison 4 épisode 11 : El Chupacabra. Et, si Dieu le veut, il ira fureter dans la montagne noire, histoire de chasser à son tour un bon gros gibier : ce bouc puant qui lui sert de père.
Ecrit le mercredi 3 janvier 2018 pour la semaine 17 du Projet Bradbury.
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