Du Temps pour Autrui
J’ai presque une heure d’avance, mais je ne suis pas là, pas là encore pour toi, et disposé à l’être. Mon corps m’a précédé dans cette démarche de te voir, de t’entrevoir, de te confronter. Autour de moi les plates symphonies de la vie urbaine, ces multiples sons qui bourdonnent, s’enchevêtrent, ces mille et un bruits de pas claquant contre l’asphalte, qui m’entourent,
qui m’oppressent.
Procession : dix mille chaussures et moi silencieux au milieu, dans ce désert bruyant. Extension de moi-même à l’infini, dans les regards que je jette dans le vide, pour t’apercevoir, et sur ma montre, qui n’a plus de cadran, car l’heure s’est dissolue dans l’attente même qui l’a créé, sur ma montre qui n’est plus qu’une surface plane apposée à mon poignet.
« Monsieur, me dit une femme, voici vos chaussures. Vous les avez enlevées, il me semble. »
Je ne comprends pas ce qu’elle me dit, parce que je ne la vois plus, du moins telle que je devrais la voir : elle est devenue bruit, elle est devenue chaussure dès lors qu’elle s’est tue, s’est éloignée de moi, la chair dissolue dans l’espace béant.
Néantisation :
Autour de moi, le monde s’est effondré d’un brusque mouvement circulaire. Planétaire.
Néantisation de ne voir plus les chairs et des uns et des autres, mais tout d’abord leurs chaussures, leurs pantalons et des montres sans cadrans flotter dans l’espace, étrange circonvolution.
J’ai compris pourquoi j’étais en avance :
Je ne voyais plus les autres
*
Texte écrit dans le cadre de Paroles Plurielles le 6 avril 2007 pour illustrer une photographie de Gilbert Garçin
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Cela m’évoque un phénomène familier, qu’on appelle en psychologie la dépersonnalisation. Cette sorte de flou jeté sur le prétendu réel. J’aime vraiment beaucoup ce texte, qui me rappelle un autre que j’ai écrit. L’angoisse est là.
Ouah!
Tout simplement fascinant, ce texte m’a instantanément fait voyager aux frontières du moi, du toi, du nous et d’eux.
Et je ne sais pas pourquoi l’image de DALI m’est apparue ?
« (…) comme l’individuation est une nécessité psychologique tout à fait inéluctable, le poids écrasant et tout-puissant du collectif, clairement discerné, nous fait mesurer l’attention toute particulière qu’il faut vouer à cette plante délicate nommée « individualité », afin qu’elle ne soit pas totalement écrasée par lui. (…) »
Superbe @+ de te lire
La podophobie ! Nous y revoilà. Tu sais combien j’y suis sensible…
Oui ! Monter une association des podophobes, ce serait le pied. #HinHin
Les tongs, ces strings pour pieds.
On devrait en interdire la vente, au nom du bon goût 🙂
Un bien beau texte qui laisse un nœud dans la gorge. A-t-il une pathologie bizarre ou s’est-il protégé des autres en s’acharnant à ne plus les voir ?
Ce commentaire vous était offert par Sexy Scribe, vieil écrivain à l’acné littéraire.