Le Désir Secret des Moches
Nestorine, en plus d’être affublée d’un prénom saugrenu, est d’une laideur qui confine au ridicule. Mal aimée parce que la nature ne l’a pas gâtée, elle essaye de nombreuses techniques pour se faire des amis : acheter ses camarades de classe, obéir aux ordres, servir de bouc émissaire, apprendre par cœur des livres de blagues pour être drôle… En vain, rien ne fonctionne : Nestorine est toujours au banc de la société et s’efforce de vivre malgré tout. Mais quel est son désir le plus intime finalement ? Est-ce véritablement le même que celui de nombreuses petites filles : être belle et populaire ?
Dans la droite lignée de L’Enfance d’une Garce ou Les Protubérances, Nicolas Raviere explore de nouveau le côté féminin de la force avec Le Désir Secret des Moches, son huitième roman. Le Désir Secret des Moches est disponible en édition à la demande à l’adresse suivante : Le Désir Secret des Moches. Voici, en guise d’extrait, le premier chapitre du roman. Bonne lecture.
L’Engeance d’une Farce
Tout a commencé par une chaude nuit d’été. Ma mère, sceptique quant à la livraison, s’inquiétait de mon silence permanent, qu’elle jugeait parfois salutaire, parfois moribond. J’étais là, déjà : pas très émouvante et bien trop discrète.
« Est-ce qu’elle t’a filé un coup ?
– Non, elle doit être aussi molle que ta grand-mère ! Un encéphalogramme plat !
Malgré cette absence totale d’interaction, les travers supposés de la génétique, ma mère m’aimait et témoignait de son affection aléatoire le temps de certaines confessions à demi-mot : à défaut d’avoir de véritables amies, il est sans doute plus sain de parler à un enfant pas encore né qu’à n’importe quel animal domestiqué qui ne pense qu’à la régularité de ses instants croquettes.
« Au moins, tu ne cognes pas, murmurait-elle, tu seras peut-être une pacifiste. Une femme soumise. Ou alors, une muette. Est-ce que les bébés muets pleurent ? Ca peut-être avantageux, non, un bébé qui ne pleure pas ? Ou peut-être pas. Ca demande sûrement une surveillance accrue, des responsabilités multiples. J’ai pas l’habitude tu sais, ta petite maman travaille aux PTT ! N’y pensons plus. Il faut attendre et attendre encore, il paraît que tu es en bonne santé. C’est le principal, tu ne penses pas ? Tu es sans doute timide. Ou muette. Ou dépressive ! Ah ! Cette petite va me tuer ! Je le sens ! Gouzi Gouzzzzzi. »
Hélas, destin tragique : l’accouchement ne se passa pas vraiment comme prévu et ce ne fut pas la faute d’une triviale question d’agenda. Visiblement, malgré un nombre fracassant d’écographies, ma maman ne s’attendait pas que je sois si laide, aussi cria-t-elle plus fort que moi lorsqu’elle aperçut mon visage visiblement chiffonné par la petitesse insoupçonnée de son utérus.
Son concubin depuis des lustres, alias mon géniteur, un certain Henry Dudu, livreur de pizzas de son métier, avait assisté malgré lui à cet heureux événement suite à quelques chantages fallacieux concernant l’exercice plus régulier de quelques fantasmes sexuels vaguement déviants. La rumeur dit – et elle est persistante – qu’il aurait demandé aux infirmières s’il était possible de me remettre à l’intérieur. A la vue de leurs visages réprobateurs, il disparut à jamais invoquant pour seule excuse le prétexte fallacieux d’aller chercher des cigarettes à la frontière.
Henry Dudu ne portait à sa bouche que des brunes et n’avait pas eu, comme beaucoup d’hommes par la suite, la patience de connaître ma véritable couleur de cheveux : en effet, j’étais chauve, si l’on excepte cette teinture violette et visqueuse qu’envieraient certaines adolescentes désaxées et les mamies atteintes de calvitie, teinture avec morceaux, de ceux qui finissent dans un sceau. Je ne me souviens pas de lui, mais je ne doute pas un seul instant qu’il se souvient encore de moi !
« Vous voulez la prendre dans vos bras ? »
Pour le coup, ce fut ma mère qui devint muette devant cette proposition incongrue : qui sait ce qu’elle pensa à cet instant précis où je posais mes yeux noirs et globuleux sur son visage trempé de sueur froide ! Il aurait paraît-il versé tant de larmes qu’elle se déshydrata plusieurs fois, allant jusqu’à tomber dans des sortes de comas idylliques, oui, idylliques, se réveillant parfois en transe, vociférant comme une damnée. Cet état, visiblement, n’inquiéta personne : les autres bébés s’égosillaient dès qu’on m’approchait d’eux, quant aux adultes, ils évitaient soigneusement de poser leurs yeux sur mon visage bosselé et dissymétrique. Certaines infirmières, toujours d’après la rumeur, me confiaient à des stagiaires pour tester leur amour du métier. Au fil des jours, je devenais une véritable célébrité, célébrité qui, hélas, ne dura pas suffisamment longtemps pour que j’en profite.
Tante Louisette, grenouille de bénitier voûtée par le calvaire de sa vie laborieuse et la lourde croix en bois qu’elle portait autour de son cou rachitique, lui raconta quelques histoires d’enfants diaboliques qui naissent avec des petites queues roses et frémissantes dans le bas du dos.
« Les scientifiques appellent ça un appendice caudal mais je t’assure frangine, c’est bien l’œuvre du démon ! Tu vas me dire : Nestorine n’a pas de queue. Oui, mais c’est tout comme ! Que crois-tu : le diable est bien plus malin, s’il mettait une queue à ses enfants, on les reconnaîtrait tout de suite. Il a choisi la laideur pour alibi : si tu regardes bien, je sais que c’est difficile, mais tu verras : Nestorine ressemble à une gargouille. Avec ce faciès dissident, elle ne pourra jamais pénétrer l’enceinte d’une église ! Es-tu certaine que c’est l’Dudu le papa, où tu as eu la cuisse légère après la fermeture du bureau ?
– C’est Henry le père, c’est lui le père et il n’y en a pas deux.
– Tu sais qu’il va falloir l’abandonner ? Tu ne peux pas garder avec toi un tel monstre ! Si Henry ne revient pas d’Espagne, et ce couillon ne reviendra sûrement pas, je peux te le garantir, jamais un homme censé ne partagera ta vie ! Tu finiras seule avec l’enfant du diable, et elle t’aura à l’usure. Elle te sucera la moelle comme une goulue ! Peut-être même le sang. Tu ne vivras pas bien longtemps, ma petite Suzon !
– Mais Louisette, penses-tu, une mère n’abandonne jamais ses enfants sans y être forcée. Ce serait cruel : avec sa tête, personne ne voudra jamais d’elle ! Tu sais, j’ai demandé à la revoir depuis sa naissance mais c’est plus fort que moi, je hurle comme une folle à chaque fois que j’aperçois cette petite bouille écrasée ! Je me suis dit qu’elle avait peut-être une déformation, ou qu’elle se défroisserait avec le temps. Les enfants trisomiques par exemple, il paraît qu’ils ont un cœur gros comme ça, et qu’on finit par s’attacher à eux. Mais Nestorine est cliniquement normale et les docteurs ne sont pas enthousiastes sur le côté cosmétique de la chose. D’après eux, il y a de fortes chances qu’elle reste laide toute sa vie et même que ça empire. Je ne peux pas l’abandonner, même si elle me fiche la frousse.
– Seigneur, mais quelle empotée ! Si, bien sûr que tu peux ! Beaucoup de femmes le font ! Pense donc : tu rendras heureuse une famille. Certains, sans doute des pêcheurs, ne peuvent pas se reproduire : ils seront sans doute heureux d’accueillir un monstre dans leur vie insipide d’impies, c’est plus exotique qu’un chien !
– Mais tu m’as toujours dit qu’on ne peut pas abandonner un enfant de Dieu.
– Puisque je te dis que c’est l’enfant du diable ! Mazette, tu n’écoutes rien ! Même en couchant avec ses cousins depuis plusieurs générations, on n’obtiendrait pas un résultat pareil ! »
Et cependant, un miracle arriva : malgré une conversation de cinq heures, cinquante-trois minutes, et trente-deux secondes, Suzon décida de me garder à ses côtés même si, au fond du couloir, l’attendait la chose la plus effrayante, la plus répugnante, qu’elle n’avait jamais vue, ni même osée concevoir avec son imagination réduite de préposée.
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