Un soir d’averse, mon petit ami, trouvé par hasard dans une soirée pochettes surprises, se pencha sur moi avec les yeux de l’amour, pour me poser cette question insolite, qu’il sortait probablement d’un carton poussiéreux, d’un pan fendu de sa mémoire sélective, une question, sans doute, qu’il n’avait jamais osé me poser. Douce hypocrisie des rencontres, que suppose le jeu palpitant de la séduction.
Il est couru, en effet, qu’on laisse aux vestiaires toutes nos anomalies lorsque nous sommes immergés dans la phase de séduction, à moins de déceler chez l’autre un goût particulier pour cette part insolite de nous-mêmes, ce fait, cette tendance loin de séduire la Norme, concept qu’il faudrait faire éclater un jour, pour le bien-être de l’humanité.
Soit, cette question est la suivante et n’appelle pas de réponse : certains concepts métaphysiques nous sont encore suffisamment étrangers qu’il n’est point possible de les élucider par les mots, voire les ressentir, s’ils ne nous appellent pas. Il en va de même avec les fantômes ou avec cette entité pernicieuse et effacée qu’on appelle Dieu, lesquels ne se manifestent, hélas, que dans la bouche de ceux qui les invoquent.
« Chéri, aimes-tu les chanteurs morts ? »
Je pensais alors : quelle est donc cette question, et, ensuite, allez savoir pourquoi : quel est l’impact des chanteurs morts sur ma vie ? Les chanteurs, encore vivants, nous poussent à vivre, à aimer, à maudire, à Idolâtrer autre chose que ces dieux périmés qu’on nous sert encore dans les lieux réservés aux incultes : les idolâtrer eux, icônes vivantes en guerre contre l’ordre du monde. Mais les chanteurs morts ? Je me moquais : mais c’est une blague, non, cette question ? Aimer les chanteurs morts ? Et puis quoi encore. Quelques chansons, tout au plus. Mais les chanteurs morts ? Même les asticots ne les aiment plus, passé un certain temps !
J’avais beau rétorquer que c’était fort différent des auteurs morts que je lis et relis, que je fais vivre, au fond, dans la trame de leurs récits sans cesse ressuscités, à chaque âge de ma vie, la fulgurance de leurs styles qui fait naître à chaque fois mondes et mirages, l’homme à mes côtés ne comprenait pas, ne comprenait rien, me laissant perplexe, au fond, sur la validité de ses capacités cognitives. Impossible pour lui de concevoir qu’on place en littérature l’œuvre avant l’homme, et qu’il n’en va pas de même dans la musique populaire où le chanteur ou la chanteuse importe souvent plus que son œuvre, laquelle s’étiole souvent au fil du temps et des exigences économiques d’un marché somme toute lucratif.
Je savais d’ores et déjà que je ne pourrais plus l’aimer : il en est ainsi des différences inconciliables qui ne peuvent être franchies quand la vie sexuelle, bien que sympathique, n’est point si forte qu’elle nous rendrait tout à fait dépendant au point de céder un peu de soi et de ses convictions. Oui, je ne pourrais plus l’aimer, parce que il aime les chanteurs morts, et qu’il défend pour justifier cet amour contre nature des théories aberrantes. Je lui dirai sans doute, un de ces quatre matins, face au ciel blanc crème et au café amer, que l’amour, quand il ne nous frappe pas, est ma foi peu de chose et qu’il ne suffit pas, ne suffit plus.
***
Lorsque j’étais gamin, je trouvais le concept de la mort sympa : on ne revoyait plus les cons. Ils disparaissaient totalement, à peine se rappelaient-ils dans nos souvenirs, les soirs d’ennui. Hélas, ça ne fonctionnait jamais avec les chanteurs morts, qui réapparaissaient toujours avec la même férocité sur les ondes et, parfois, par l’opération du Saint-Esprit, se permettaient de commettre de nouveaux disques, poursuivant une carrière apocryphe, privilège des ectoplasmes qui n’ont pas d’avenir.
Texte chanté le 25 et le 26 juin 2012.
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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Pour être plus sérieux, il y a tout de même quelques chansons que j’aime réentendre, même après la mort de leur interprète.
Pour le tue-l’amour (ou le désir si l’on ne veut pas employer de grands mots), moi, c’étaient les chaussures, pendant longtemps (et encore souvent maintenant)…