Amerzone
Tu as le prénom de 20456 personnes, un âge avancé, une vie qui n’a pas le goût d’existence, une somme de sursauts, mornes éjaculations, ainsi qu’une maison dans la campagne abandonnée, deux chiens, dont l’un qui boîte (tu ne ris plus depuis longtemps),
Un cochon mort, dans ton congélateur (à moins que ce ne soit ton père)
Et quelques champs dégarnis, que tu cultives sur un tracteur en location, couleur rouge ferrari : ta plus grande fierté
Jadis, tu avais une femme, des enfants (tu ne sais plus combien ils étaient, ces fantômes rieurs, poltergeists farceurs, vides bourses intempestifs) : ils sont partis à l’autre bout du pays pour ne plus te voir
Souvent, quand tu t’ennuies, tu te perds dans des pensées compatriotes : tu aimerais qu’une guerre éclate pour un nouveau jour de congé
Une armistice et du pastis
Une guerre civile, sur fond de religion, dans un brouillard de flic vertigineux
Ce monde manque cruellement de fantaisie, d’allure. Le journal télévision, sur ton écran cathodique, ressemble à s’y méprendre à des soubresauts de sciences-fictions ; un scénario brouillon, cataleptique, un silence d’aveugle tachée de foutre
Ces voix off entêtantes jouent inlassablement cette musique du malheur qui vous fait aimer la vie, un vague relent de rubrique nécrologique – il y a bien longtemps que tu ne sais plus lire
Noyé chaque soir dans ce vin bouchonné qui fait la gloire de ta vigne ignoble, tu te demandes : existe-il au monde existence moins sulfureuse ?
Les catins ont déserté les campagnes.
Ne reste plus que chèvres et vieilles chèvres, quelques grenouilles de bénitiers lavées à l’eau bénite qui te regardent l’œil torve ; ces peaux de vache asservies par les désirs informes de Dieu jugent ta personne et ta paresse, par delà le vignoble
Les jours passent et se ressemblent, forment des mois, des années ; les chiffres, les nombres s’entrechoquent, la pendule cède à la résistance sous ces habits de poussière
Tu ne comptes plus les chemins que tu n’as pas empruntés, pourtant inscrits sur la mémoire de ton visage chiffonné, à l’image du bois que tu coupes dans les forêts, nonobstant les décrets, les interdictions, pour te chauffer, te réchauffer, prétextant le coût infâme de la vie
Cynisme et invectives palpitent sous la peau de tes lèvres gercées comme une rivière d’araignée en quête d’une proie : le boucher maladroit, la boulangère sans cervelle, l’estropié du village sont des cibles de choix pour qui n’a plus de choix. La mort n’est pas rare, qui rode et vous enlève peu à peu tous les sujets de conversations
Les amis disparus ne reviennent que sous la forme d’insectes que tu écrases prestement de tes pieds couperosés
Amère constatation : le bonheur et le goût de vivre t’ont délaissé, comme le lierre la pierre indigne, et le vin la vigne.
Et pourtant, on a remarqué ce jour sur ton visage simiesque un sourire licencieux, un rictus soleilleux : celui d’un enfant malicieux, d’un lutin facétieux, d’un mâle juste avant la sailli, incapable de mettre le silencieux, perfide fanfaron écroulé sous les cieux dans ce sommeil cochon, olympe sensuelle des demi-dieux. Ce sourire d’autrefois, qui faisait frémir la crémière et quelques hystériques frottées à la savonnette, s’imprime de nouveau sur ton visage porcin. A la stupéfaction générale, tu files à toute allure sur les routes escarpées avec ton bolide sans permis, laissant pantoises ces villageoises cruelles qui te toisent de leurs fenêtres, imaginant qu’un héritage farfelu t’a fait sortir de ta tanière puante, de cette torpeur intense, cette léthargie qu’est cette existence minable admise par tous, point de mire de toutes les satires
Mais là, tu es à mille lieux d’imaginer cela. La vie parade devant toi : un horizon dégagé sur fond de soleil couchant. Aujourd’hui est un jour à marquer d’une croix blanche dans le calendrier sans surprise de ta vie : tu vas enfin chercher ton colis à la gare : une femme, en provenance de l’Europe de l’Est.
Texte écrit le 12 août 2013
Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
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mai 21st, 2014 at 9:48
Un texte qui m’a fait voir une vie couleur sépia, et m’a laissé un goût amer de terre dans la bouche.
Trash !
Tom