Selon Mathieu
On ne parle pas librement de Mathieu, qui est un irrésolu, une énigme, l’état larvaire d’un amour purement platonique, qu’une prison consentie et souvent délicieuse – une cellule de couple dans laquelle j’étais enfermé pendant cinq ans – condamnait au néant, empêchant tout accès, à l’époque où la fidélité était en moi le maître mot, un concept clé. Concept qui condamnait moins encore ce possible enchantement que la peur de l’hypothétique fin car :
Théorème :
Toute relation amoureuse suppose une fin probable, imprévisible, du genre à générer de la souffrance : plus l’amour est fort, et plus tu souffres. Il n’est pas parallélisme plus juste que celui-ci. La raison, cependant, a le pouvoir d’arbitrer.
Mathieu était libre, non pas du genre à se cloisonner dans une configuration précise, du moins qui ne satisfit pas sa quête d’un absolu, qui ne lui était de toute façon pas nécessaire. Quand il attendait sur le banc, cour du parc, où défilaient quelques prostitués, et autres mecs en libre accès, ce qu’il cherchait n’était pas tant de satisfaire ses désirs sexuels que d’être au monde, avec la sensation que tout pouvait arriver. C’est ainsi qu’un soir pas fait comme un autre, nous avons joint nos solitudes, dans des discussions suspendues au temps, malgré le froid, l’heure, les vicissitudes du temps, nous réfugiant dans un monde de beauté à deux. De cela est né un amour impossible, condamné par le théorème, étouffé dans l’œuf par le couple que je formais et que j’ai détruit, l’année suivante.
Selon Mathieu, tout était possible, selon moi, rien ne l’était. Je l’aimai et je suis parti ; je l’ai laissé là et rarement ensuite, j’ai pensé à lui, le condamnant dans un coin de ma mémoire, lui donnant l’apparence d’un fantôme ou d’un être tout droit sorti de mon monde onirique, entre deux cauchemars torturés. Il n’était en somme plus qu’un enfant perdu dans mes limbes, un sourire, non plus une présence, à peine une entité ; je n’ai donc gardé de lui que l’essentiel : son sourire, parce qu’il est possible de condenser une présence, une prestance, dans une seule de ses manifestations, qui synthèse l’être, son essence.
Selon Mathieu, c’était cette chose indéfinissable, qui brillait dans mes deux yeux ; peut-être une lueur, l’expression d’une tristesse, d’un désir, ou ma malformation oculaire.
Selon Mathieu, j’étais suffisamment hors du monde pour lui montrer un chemin, quelque chose qu’il n’avait pas connu, tout cela que je ne comprenais pas.
Selon Mathieu, la bière n’était pas une bière, pour quelqu’un comme moi.
Selon Mathieu, il ne fallait pas toujours marcher sur le même trottoir, lors d’un trajet type, du genre quotidien, pour ouvrir au regard une nouvelle perspective.
Selon Mathieu, il n’était toutefois pas nécessaire d’ouvrir les yeux en grand, pour déceler la faille du quotidien : cette chose qui s’insinue parfois, et fait que les jours, finalement, ne se ressemblent pas.
Selon Mathieu, il fallait être heureux.
Selon Mathieu, l’apparence n’était pas ce cellophane, au travers duquel je me plaisais à ficher, classer, condamner, autrui.
Selon Mathieu, les papillons étaient plus rois que les lions, plus libres que les chats, plus surréalistes qu’une toile de Dali.
Selon Mathieu, les papillons gouvernaient le monde.
Selon Nicolas, Mathieu est le plus beau de tous ses actes manqués.
Extrait de Querelle(S, journaux intimes mais non confidentiels, toujours disponibles sur Thebookedition en format papier et numérique.
Vous aimerez peut-être :
Bien sûr que la solitude à deux, ça existe. Mais, même si l’amour est une denrée hautement périssable, est-ce une raison pour ne pas le vivre lorsqu’il se présente ?
Je pense que j’ai rarement été aussi touché par texte que par celui-ci.
Je ne parlerais pas de ta plume, qui est, en soi, très personnelle et simplement parfaite pour ce que tu écris.
Là où je suis impressionné, c’est que tu as réussi à me faire ressentir quelque chose pour ce Matthieu. Je ne saurais pas mettre le doigt sur le pourquoi, je sais juste que tu es doué. Ce n’est pas facile, en si peu de temps, de parvenir à délivrer une telle émotion.
Et bien sûr, ça m’a rendu triste. Pourquoi ? Aucune idée. Peut-être parce que c’est beau, ou bien parce que c’est vrai, tout simplement. Mais je ne ressors pas de cette lecture indemne et je t’en remercie.
Un texte qui m’a fait vibrer. Le temps suspendu, l’amour, l’impossible amour… Cette solitude du monde à deux. Merci pour ce texte.