La Ballade du Slip
Du balcon, je regarde la lente valse asymétrique des sous-vêtements de ce monsieur qui a l’audace, l’été, de ne porter qu’eux : ce qu’ils referment est son plus grand secret, objet d’adoration ou bien abjecte déception.
Suspendu à ces pinces multicolores, je me languis de cette oscillation légère : je les imagine se gonfler d’air, se gorger de suc. L’amour, réduit en poudre, aurait ce goût de sel qui pique la langue.
Voilà que l’un deux s’échappe des pinces à linge ! Défiant la gravité, il s’enfuit, montgolfière du désir. Ivresse d’une liberté, folie à la Icare, il traverse les éthers brumeux de la ville calcifiée.
Prends ton mâle en patience : il finira bien par atterrir dans un appartement vide, se posera là, sur un carrelage bien trop froid, comme une déclaration d’amour en lettre capitale.
Quelqu’un, peut-être, se masturbera dans l’obscurité, imaginant son propriétaire, guidé par l’odeur clinique d’une lessive au nom douteux. Un autre, prosaïque, n’y trouvera que l’ombre d’une vérité infâme : taille S ou M, fabriqué en Chine par des enfants borgnes aux doigts crasseux.
C’est la ballade du slip qui s’achemine dans le ciel pollué comme un arc en ciel : les regards émerveillés suivent cet ovni comme une fleur offerte aux nuages. Et, quand il décline, perd de l’altitude, certains bras se lèvent vers ce Dieu libre, la tête pleine d’étoiles. Hystériques, certains courent, s’excitent, s’entrechoquent, lèvres écumeuses.
Je l’ai vu avant toi, je l’ai vu avant vous – et moi, je l’ai eu, je connais CE slip. C’était en été, l’été 1996, à Houlgate. C’était la perte de ma virginité. Cette circonférence le prouve. C’est lui, j’en suis sûre. Ca ne peut être que Lui.
Nous recherchons tous le fantôme d’un sexe qui nous a ému, un jour où l’autre, dans la lente géographie des astres : il nous revient parfois, prisonnier des fibres de notre mémoire. Il n’appartient qu’à nous de le libérer, pour vivre un peu plus.
Texte pondu le 13 janvier 2014. Ce texte fait partie de l’anthologie Au Bonheur des Drames :
Je pense que tu as raison : il faut se détacher des membres passés. D’ailleurs, le dicton dit que l’un chasse l’autre. Heureusement le corps n’est pas comme ces matelas ou ces coussins nouveaux, à mémoire de forme.