Billet

Locace

 

Tu bandes d’y aller et déposer tes armes affûtées, élargir tes forfaits, d’exploser la biture, au Locace, ce bar qui ne paie pas de mine : un réconfort dans le feu de l’hiver, l’antre des latinos – et toi qui les chasses, avec ardeur, l’œil vif, tu y cherches un peu de chaleur, toutes les chaleurs.

 

Et même des sensations à fleur de peau, pour conjurer l’hiver, l’hiver en toi, l’hiver partout, la neige qui s’implante devant tes yeux, son manteau blanc ouvert, opaque, comme une mer de silence, l’écho floconneux de tes propres angoisses. Au Locace tu seras, tu es, une fois la porte franchie, avec ce sentiment de renaissance qui grave sur tes lèvres fatiguées un sourire exquis.

 

Des parfums musqués te pénètrent la narine en trombe, des musiques enlevées insinuent leurs percussions rythmées dans les méandres de tes tympans et tes yeux, tes yeux enfin ouverts, se régalent du festin promis : c’est un sérail qui se dévoile dans cet ensemble bigarré de corps musculeux, de teints mordorés, de cheveux noir de jais.

 

N’en jetons plus : tu es mort, est-ce bien cela ?

 

Un voile de buée s’imprime alors sur tes lunettes, dissimulant au songe possible les serments saisissants d’une illusion. Ce monde éphémère s’évapore avec une fougue extraordinaire, enivrante, à laquelle tu ne peux résister : d’un pas décidé, tu entres enfin dans la danse.

 

Des latinos les silhouettes ont beau s’être troublées en ce brouillard laiteux, la musique imprime sa cadence à tes pas.  Ivre de cette chaleur qui t’entoure, de ces beautés fantasmatiques, à peine esquissées, mais qui t’encerclent et t’envoutent, comme sous l’effet d’un sortilège abscons, tu respires à nouveau. Un paradis que cette éphébie, que tu retrouves d’un coup de kleenex, sur le verre obscurci de vapeurs déroutantes.

 

Tout le monde parle du Locace ces jours derniers : à demi-mot, dans la rame du métro Saint Paul, tes amis, tes amants en textos et sextos. Dans les royaumes d’internet, aux loges conspuées des influents, des éloges dithyrambiques se répandent. Chaque client est un ménestrel qui te susurre un secret de polichinelle : le Locace, c’est maintenant – ou jamais.

 

Non pas que tu sois cynique ou pessimiste comme beaucoup le prétendent, voyant dans la vie des couleurs délavées lors même qu’elles sont éclatantes, mais tu connais les destins avortés de ces sanctuaires diaprés, de ces cavernes sucrées, de ces pays merveilleux, voués à disparaître à jamais, victimes de la morne lassitude qu’imposent nos vies linéaires, nos imaginaires étriqués.

 

Mieux que quiconque, tu sais : ces latinos disparaîtront, se fourvoieront dans d’autres bars, où ils perdront de leur éclat : un destin de supernovas ! En attendant cette diaspora, ce monde d’étoiles filantes t’es offert, là, sur un plateau doré comme un apéritif sans faim, à faire pâlir Pantagruel, Gargantua et toute créature dont l’appétit est vice, ou religion.

 

Chaque visage, chaque sourire lumineux fomente ses promesses que condamnent parfois des rires sonore, ponctuant ces sambas effrénées qui dévorent l’espace. Chaque muscle, chaque tatouage est une invitation à l’amour, jusqu’à ce que les encres révèlent des dessins connus, démystifiés. Alors tes desseins s’épuisent, un à un, en remembrances aussi désagréables qu’une goulée de vin bouchonné : des petites morts dont tu as fait le deuil, dans les sombres cercueils de tes souvenirs condamnés – à peine quelques images, ou sensations – se réveillent et palpitent, imposent leurs symphonies dissonantes.

 

Suspendu à la paille de ton mojito sans saveur, tu divagues entre présent et passé, condamnant tes futurs, accumule les preuves à décharge et les conclusions létales, fatales à ces émerveillements tués dans l’œuf, ces mirages hallucinés, meurtris par l’hédonisme de tes aspirations effrénés.

Lui, tu le connais. Tu l’as déjà pratiqué à la dérobée, dans les douches de la salle de sport. Et l’autre, là, qui te toise dans une proximité presque gênante, tu as refusé de l’aimer parce que son sexe racorni trahissait la logique fantasmée de son corps, pourtant parfait. Et lui, là-bas ? Et celui-ci ? Et celui-là ? Le Locace, en une poignée de seconde, t’étouffe, t’indispose, te dégoûte. Une idée en comète s’écrase alors sur ta planète bleue de certitudes démentes : serait-ce ta gourmandise sans fin qui scelle le destin de tes jours ?

 

A la déception de ses mirages succède le miracle : un métis qui, apparu comme par magie, s’implante dans le capharnaüm. Tous les regards sont braqués sur lui tel des projecteurs inassouvis : ce sont eux qui t’ont menés, conduit par la valse à deux temps de tes désirs, à ce visage nouveau, inconnu, ce visage de prince à chérir sur le trône de tes envies.

 

Lui : une innocence certaine, façonnée dans cette jeunesse glorieuse mais qui s’ignore encore, une virginité qu’impose un monde nouveau dont on ne connaît ni les codes, ni le décorum, un corps, enfin, à explorer sans fin, avec toute une curiosité que suppose la conquête d’un continent inexploré, et la faim immanente, carnassière, d’un ego à sublimer.

 

Mais ce jeune homme ne te regarde pas, jamais : il est aux affaires avec le seul garçon que tu aurais pu aimer, dans cette marée loquace de corps retrouvés, le seul cadavre que tu aurais pu ranimer si tu n’avais pas fait l’erreur d’en vouloir toujours plus. De ce que tu imagines à les contempler, plus rien n’éclatera la bulle qui les submerge, les illumine tandis que les hommes alentour s’effacent à un à un, s’assemblent sur la broderie de tes intuitions.

 

L’homme de tes rêves et l’homme de tes regrets se dévisagent, s’envisagent et s’engagent dans des chuchotements sans fin, leurs lèvres ne tardent pas à se rencontrer, scellant ta noyade dans ces rivières d’impossibles qui te submergent.

 

Déprimé, tu aspires ce mojito insipide avec dégoût et regrette cette expédition amère, ce rêve devenu cauchemar mais quelque chose, un irrésolu en toi, te pousse à les suivre lorsqu’ils s’apprêtent à se perdre dans les rues enneigées, quêtant du soir la saison qu’ils se promettent, tandis que le Locace agace tout le monde par sa décoration présomptueuse, sa déco altière, chargée et prétentieuse, sa musique pimpante, mais sirupeuse, invasive, répulsive.

 

De loin, tu les suis, les poursuis : ce ne sont plus que deux fantômes égarés dans la brume moirée du soir. Ils s’effacent peu à peu tandis que ton cœur se serre, qu’une larme se cristallise non loin de tes iris piqués par la caresse d’une bise glacée. Sous les lumières blafardes des réverbères, ces êtres devenus silhouettes disparaissent. Ce ne sont plus que bribes au sein de tes silences profonds : des traces que tu aimerais suivre – pour mieux te perdre.

 

Le 13 décembre 2017, pour la semaine 14 du Projet Bradbury.

 

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